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24 décembre 2008

Une jeunesse européenne sans avenir

1riotparis

Les émeutes ont duré deux nuits complètes. Les jeunes caillassent les forces de l’ordre. La police répond à coups de lacrymo. Le 19 décembre 2008 au matin, le calme est revenu. Les habitants du quartier découvrent, stupéfiés, les voitures brûlées et les poubelles calcinées. Nous ne sommes pourtant ni en France ni en Grèce. L’affrontement n’a pas dégénéré en révolte sociale généralisée. C’est qu’il fait froid en cette saison dans la banlieue de Malmö, en Suède.

Au même moment, et depuis plus de deux semaines, la Grèce connaît l’un des plus importants mouvements d’émeutes de son histoire. Magasins et banques saccagés, cocktails Molotov envoyés sur les forces de l’ordre, les affrontements sont violents et destructeurs. Le 13 décembre, huit engins explosifs de faible puissance ont partiellement endommagé cinq banques et une antenne locale du parti au pouvoir. Parfois, la contestation prend les allures d’un happening presque bon enfant, comme lors du 16 décembre, lorsque des étudiants ont investi les studios de la chaîne publique et ont déployé une banderole qui disait : "arrêtez de regarder, sortez dans la rue". Ailleurs, en Italie, en Espagne, à Sophia en Bulgarie, mais aussi à Berlin ou à Londres, s’organisent des manifestations de soutien à la jeunesse grecque. A Paris, la manifestation du 12 décembre n’a rassemblé que 400 personnes, mais elle a donné lieu à un face à face tendu avec la police. Les jeunes voulaient, comme en Grèce, « casser des vitres sur les Champs Elysées ».

Mais à la veille des vacances de Noël, ce qui préoccupe le plus le chef de l’Etat, ce sont les lycéens. Les manifestations anti réforme ont soudain pris de l’ampleur, passant de quelques dizaines de milliers début décembre à 150 000 le 18. Cela fait plusieurs semaines que Raymond Soubie, le conseiller social de Sarkozy, tire la sonnette d’alarme, craignant que la révolte de la jeunesse ne soit le prélude à une explosion sociale généralisée. Les entretiens du président avec ses homologues européens, tous inquiets par la situation grecque, ont fini par le convaincre de la nécessité d’un repli tactique. Lundi 15 décembre, à la surprise générale, il fait annoncer par son ministre de l’éducation le report de la réforme. Mais on entend déjà les étudiants des filières technologiques manifester contre la loi LRU qui menace l’indépendance des IUT. De l’autre côté, les enseignants-chercheurs contestent le projet de décret qui modifie leur statut. Après les lycées, l’université ?

Que se passe-t-il donc dans la jeunesse européenne ? La situation des jeunes en Grèce, la « génération 700 euros », comme ils s’appellent eux-mêmes, rappelle celle des jeunes des autres pays. Partout en Europe, la dégradation des conditions économiques et sociales de la population frappe d’abord la jeunesse. La précarisation du travail, le chômage, la montée des prix de l’immobilier, touchent en premier lieu les jeunes. La faiblesse du parc locatif, en particulier en Europe du sud, empêche nombre d’entre eux de fonder un foyer. Les taux de fécondité s’en ressentent : ils ne dépassent pas 1,4 enfant par femme en Italie, en Espagne et en Grèce. En France, même si la situation du logement apparaît (un peu) meilleure, les inégalités intergénérationnelles n’ont jamais été aussi fortes. Selon le sociologue Louis Chauvel, les trentenaires gagnaient 15% de moins en moyenne que les quinquagénaires en 1975. L’écart s’est aujourd’hui creusé à 40%.

L’analyse d’Emmanuel Todd dans son livre Après la démocratie permet d’apporter quelques réponses aux causes de cette crise. Et tout d’abord d’établir un constat paradoxal : alors que sa situation économique est des plus fragiles, jamais la jeunesse européenne n’a été autant diplômée. Depuis 1950, le nombre d’étudiants a été multiplié par 11. Plus du tiers d’une classe d’âge obtient le baccalauréat général, alors qu’ils n’étaient que 4,8% en 1950. A-t-on dévalué les études pour faciliter leur « démocratisation » ? Pour Todd, les discussions sur la prétendue baisse de niveau sont « sans objet ». Le nombre de jeunes qui sortent sans qualification du système scolaire a baissé, passant de 35% en 1965 à 7,5% aujourd’hui. Pourtant, aucune étude ne permet de montrer une quelconque baisse de niveau : les tests de raisonnement et de logique passés par les conscrits depuis 1981 montrent au contraire une hausse de 18% des résultats. A niveau scolaire équivalent, les performances sont donc constantes.

Pour Todd, un tiers des jeunes d’aujourd’hui, ont acquis un niveau intellectuel comparable à ce qu’autrefois on appelait "l’élite". Mais il s’agit d’une élite un peu particulière, une élite « de masse » qui devrait comprendre, à terme, 20 à 25 millions de personnes en France. Or, la structure économique d’une société industrielle est incapable d’offrir à cette élite les emplois qui correspondent à ses aspirations. Elle a besoin de plombiers, de maçons, d’ouvriers d’avantage que de journalistes ou  de responsables projet. L’économie moderne propose des métiers de services à la personne, des emplois de chauffeurs-livreurs, de téléopérateurs, d’hôtesses d’accueil… Le paradoxe est que plus le niveau socioculturel de la jeunesse s’élève, moins elle trouve d’emplois qui correspondent à son niveau éducatif. A titre d’exemple, 10 000 thèses sont soutenues chaque année en France, mais seuls 2500 postes de chercheurs et d’enseignant-chercheurs sont ouverts au recrutement. Conséquence : les diplômés qui se retrouvent sur le marché du travail voient la concurrence pour les "bons" jobs s’intensifier. Les concours de la fonction publique sont de plus en plus sélectifs, les entreprises deviennent de plus en plus exigeantes et une majorité de cette "élite" se retrouve confrontée à l’expérience du déclassement social, de la précarité et des salaires faibles.

Inutile d’aller chercher très loin les raisons d’une contestation de plus en plus radicale. Les émeutes de 2005 ou le mouvement anti CPE en 2006 ont souvent été présentés comme opposés. Jeunesse de banlieue en manque d’avenir d’un côté, étudiants bien insérés dans le système scolaire et effrayés par la peur du déclassement de l’autre. Mais cette opposition ne résiste pas à l’analyse. La révolte grecque apparaît de fait comme une synthèse presque parfaite de ces deux épisodes. L’absence de revendications déclarées, le caractère spontané, la violence des manifestants la rapproche des émeutes de 2005. Les occupations d’universités, la contestation sociale et l’implication dans des manifestations classiques la fait ressembler au mouvement de 2006. Au final, c’est la même contestation sociale, la même angoisse qui touche les jeunes, quel que leur niveau social et éducatif. Avoir une lecture ethnique et religieuse des émeutes de 2005, comme l’a fait la droite, c’est ne rien comprendre au monde d’aujourd’hui. Les destructions symboliques de banques ou de bâtiments publics, souvent à caractères scolaires, les explosions de violences, sont les manifestations d’un rejet global et profond de la société actuelle. Pour beaucoup de jeunes, l’école n’est plus perçue comme un instrument d’ascension, mais au mieux comme une escroquerie, au pire comme un système de ségrégation et d’intensification de la compétition sociale.

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