Liberté ou libéralisme ?
Tous les manuels d’économie commencent par la formule consacrée : ‘‘dans une
économie de libre entreprise…’’ pour nous parler du capitalisme. L’idée, du
temps de la guerre froide, était de bien différencier l’économie de libre
entreprise du régime communisme à économie planifié. Sous une terminologie qui
se voulait neutre, on insistait en fait sur la liberté dans un cas pour pouvoir
mettre en valeur son absence dans l’autre cas.
Il serait fastidieux et
stérile d’évoquer ici toutes les ‘‘découvertes’’ que le contexte de guerre
froide et la volonté acharnée des économistes à démontrer la supériorité du
monde occidental nous ont values. De toute façon l’histoire a travaillé pour
eux. Prenons simplement le cas de Debreu (prix Nobel en 1983), lequel en 1956
démontre l’existence d’un équilibre économiquement optimal dans une économie de
‘‘libre entreprise’’. Dès lors, on n’aura de cesse de clamer haut et fort qu’il
serait parvenu à démontrer la supériorité du capitalisme sur le socialisme. Sauf
qu’il oublie de dire que son modèle réclame une totale centralisation des prix…
ce qui le rapproche beaucoup du système soviétique.
Il y a toujours eu une
confusion entre liberté et libéralisme. Disons que la première se réfère aux
droits de l’homme alors que le second est une doctrine économique qui prône le
‘‘laissez-faire’’, c’est à dire l’absence d’intervention de l’État. La seule
justification de la liberté individuelle est d’ordre moral. En revanche, une
société libérale ne peut se justifier que sur ses résultats en tant
qu’organisation sociale. Soit cette organisation est conforme à ce qu’on attend
d’une société, soit elle ne l’est pas. Il ne s’agit pas, ici, de déterminer si
le libéralisme est bon ou mauvais. Chacun, avec sa liberté, sa sensibilité,
décidera en son âme et conscience. Pour ma part, je refuse de faire l’amalgame
entre un principe du droit et une doctrine visant à la constitution d’une
société particulière.
Chose que la plupart des économistes, bien évidemment,
ne font pas. Ils aiment au contraire entretenir la confusion. Par exemple, Hayek
(prix Nobel en 1974) essaiera toute sa vie de montrer que la socialisation de
l’économie ne peut que déboucher sur la suppression totale des libertés, y
compris des libertés politiques. Ainsi, il jugera que le socialisme est
structurellement incompatible avec la démocratie.
Dans l’esprit du
libéralisme se trouve parfois l’idée qu’il existe un ‘‘ordre naturel’’
d’organisation humaine que l’État devrait s’interdire de toucher : le marché.
Enfant de la liberté, le marché serait indissolublement lié à celle-ci. Le
remettre en cause serait revenir sur ‘‘l’état de nature’’ et sur nos libertés
primitives. Cette vision est pour le moins contestable. Qu’est-ce qui distingue
l’homme de l’animal, justement ? Le premier est un être de civilisation alors
que le second vit dans l’état de nature. De fait, vouloir que les hommes
s’organisent conformément à leur ‘‘nature première’’ est, en réalité, contraire
à l’idée de civilisation.
Cependant, le libéralisme pourrait être justifié
d’un point de vue moral s’il octroyait effectivement une plus grande liberté aux
individus et s’il était en même temps conforme à l’idée qu’ils se font de la
justice. Laissons pour le moment la justice de côté et attachons-nous à la
liberté.
Les économistes nous disent que le marché c’est la concurrence, que
la concurrence c’est le choix, et que le choix c’est la liberté. Magnifique
équation, n’est-ce pas ? C’est ainsi qu’ils justifiaient hier l’abandon du
monopole de France Télécom et qu’ils nous vendent aujourd’hui la
‘‘libéralisation’’ du secteur de l’électricité. Regardez ! Vous aurez le choix
entre différents opérateurs de service qui, sous la pression de la concurrence,
c’est à dire grâce à l’exercice de votre liberté, ne pourront plus faire les
profits honteux qu’ils faisaient lorsqu’ils étaient sous le giron de l’Etat.
Sauf qu’à l’époque, les profits de France Télécom allaient dans les poches de
l’Etat, c’est à dire dans celles des contribuables.
Et puis ce qu’on oublie
de dire c’est que tous ces choix sont payants. Dans une économie de marché je ne
peux pas choisir de consommer gratuitement. Dès lors, j’ai d’autant plus de
choix que j’ai d’argent. Si je n’ai pas un rond, je n’achèterai pas de voiture.
Par contre, si je suis millionnaire, j’ai effectivement le choix entre une
Ferrari et une Fiat.
Finalement, cette ‘‘liberté’’ est assez relative. C’est
un peu la liberté du mouton dans un troupeau de loups. Vous connaissez la fable,
n’est-ce pas? Dans ce cas, c’est en général la liberté du plus fort qui est la
meilleure… Alors je veux bien qu’on nous dise qu’il ne faut pas ‘‘imposer’’ les
35 heures, qu’il faudrait que chaque travailleur, chaque entreprise, restent
‘’libres’’ de déterminer conjointement la quantité de travail qu’ils désirent.
Mais de quelle liberté parle-t-on? Quelle est la marge réelle d’un salarié qui
gagne 6200 francs par mois face à une entreprise qui pendant le même temps fait
un chiffre d’affaire de plusieurs millions?
En vérité le libéralisme amène à
une liberté censitaire. Il n’y a pas de parc gratuit dans le grand monopoly
global : le capitalisme et le Coca-Cola ont bouffé tous les pays du monde. Et
même si vous voulez vous évader sur une île déserte… il va d’abord falloir
l’acheter… Ah ! Dans quel beau monde libre nous vivons !