La réforme des retraites
Hier, un journaliste disait à la radio qu’en 2050
l’Espagne serait le plus vieux pays du monde, avec une moyenne d’âge de 54 ans.
C’est tout de même étonnant de voir la précision à laquelle ils parviennent ces
journalistes sachant que la moitié des gens qui vivront en 2050 en Espagne ne
sont pas encore nés, et que ceux qui naîtront en 2030 sont issus de parents qui
eux-mêmes ne sont pas nés…
Mais il n’y a aucun miracle à cette prévision
étonnante. On a seulement pris l’indice de fécondité actuel de l’Espagne (qui
tourne autour de 1,2 enfants par femme) et on l’a transposé sur cinquante ans.
Il y a vingt ans, si on avait appliqué la même méthode, on serait tombé sur le
résultat exactement inverse. L’Espagne, avec un indice de fécondité nettement
supérieur à la moyenne européenne, risquait la surpopulation…
Ce qui est
amusant, c’est qu’on fait des prévisions sur cinquante ans en se basant sur les
données de l’année. C’est absurde, évidemment. Et puis, pourquoi s’arrêter à
cinquante ans ? Faisons donc des prévisions sur cent ans, deux cents ans.
Catastrophe ! dans trois cents ans l’Espagne ne comptera plus que 240 000
habitants…
Régulièrement, les économistes et les démographes s’allient pour
nous parler des retraites et de l’inexorable faillite à laquelle nous courrons
si nous ne savons pas ‘‘réformer’’ notre système ‘‘obsolète’’, ‘‘inefficace’’ et
‘‘coûteux’’. Le constat paraît clair. D’ici à deux mille quelque chose, on aura
un tel nombre de retraités qu’il ne sera plus possible de leur garantir une
retraite en préservant le régime par répartition. Celui-ci devra donc
nécessairement ‘‘s’adapter’’, en octroyant plus de ‘‘souplesse’’ aux cotisants,
leur permettant par exemple de s’appuyer sur la capitalisation ou l’épargne
salariale pour compléter leur inévitablement ‘‘maigre’’ pension.
Il y a un
peu plus d’un an, tous les rapports de soi-disant experts défendaient avec forte
conviction la capitalisation et les fonds de pension en expliquant qu’il fallait
profiter des ‘‘performances’’ de la bourse. Certains (rapport Charpin)
n’hésitaient pas à comparer la croissance économique des prochaines décennies
qui risquait de se traîner à 1,7 % par an, à la bourse qui était sensée
poursuivre sur sa lancée de 6,6 %. Résultat selon eux, la répartition dont les
cotisations sont indexées sur les salaires (et donc sur le niveau de croissance)
risquait de s’avérer nettement moins rentable que la capitalisation dont les
actifs sont placés en action.
Comment un économiste peut-il sérieusement
croire que la bourse augmentera durablement à un rythme supérieur de 5 points à
celui de l’économie ? La bourse n’est-elle pas le reflet des performances
économiques ? En réalité, si elle s’écarte durablement des ‘‘valeurs
fondamentales’’ c’est que nous sommes en présence d’une ‘‘bulle spéculative’’.
Et une bulle, par définition, ça ne dure pas, ça éclate un jour ou l’autre. La
preuve. Regardez les ‘‘performances’’ de la bourse l’année suivante. C’est
curieux… On entend moins parler des fonds de pension aujourd’hui…
La bulle a
éclaté, c’est entendu. Mais qu’est-ce qui, auparavant, avait provoqué cette
‘‘exubérance irrationnelle des marchés’’, pour reprendre les mots de M.
Greenspan, Président de la Réserve fédérale américaine ? Les fonds de pension,
pardi ! C’est justement l’épargne des salariés américains qui est arrivée en
masse sur les marchés européens, et qui, naturellement, a provoqué une
augmentation artificielle de la demande de titres et une hausse des cours
boursiers, laquelle était le principal argument des fonds de pension en
France…
Par contre, ce qu’ils n’ont pas bien expliqué, c’est en quoi la
capitalisation allait changer quoi que ce soit au rapport actif / inactif de
2050. Car, que l’on répartisse l’argent selon un mode de répartition ou de
capitalisation, le résultat est exactement le même. En effet, quel que soit le
régime que l’on choisit, ce n’est pas la richesse que l’on produit aujourd’hui
qui profitera aux retraités de demain. A moins de garder en réserve une partie
de sa production nationale quelque part, ce sera toujours la richesse produite
en 2050 qui profitera (ou ne profitera pas) aux retraités de 2050. Dès lors, si
en 2050 on a plus d’inactifs que d’actifs, on ne résout aucune équation du
problème en instaurant un régime par capitalisation : ce sera toujours aux
actifs de 2050 de produire les marchandises que consommeront les retraités de
2050.
Qu’est-ce que la capitalisation, en réalité ? C’est une épargne
obligatoire. C’est une formidable manne pour l’investissement, pour le secteur
financier d’un pays. Aujourd’hui, la finance est au cœur de la guerre que se
livrent nos grandes entreprises nationales dans le but d’atteindre une taille
‘‘globale’’. Cette bataille nécessite des capitaux. Vivendi se les est procurés
par la privatisation du marché de l’eau, mais peu d’entreprises se trouvent
effectivement sur un tel ‘‘marché porteur’’. Les banques françaises sont en
pleine restructuration interne. Restent les assurances. Mais celles-ci ne
disposent pas de ressources nouvelles. Sauf si on leur laisse la possibilité de
profiter de l’épargne que ne manquerait pas de susciter les fonds de
pension.
Il est sûr que dès qu’on autorisera les fonds de pension, toutes les
compagnies d’assurance vont se battre pour nous proposer, à grand renfort de
prospectus, leurs taux de retraite ‘‘garantis’’, leurs cotisations modestes et
raisonnables et leurs contrats ‘‘sécurité’’, ‘‘investissement’’ ou ‘‘minima’’.
Pour mieux se faire valoir, chaque fonds de pension devra monter ses propres
produits, son réseau d’agences, mettre en place sa politique de prix, jusqu’à ce
qu’on n’y comprenne plus rien. Un peu comme pour les communications
téléphoniques : depuis qu’on a privatisé et déréglementé sous les judicieux
conseils de la Commission européenne, non seulement plus personne ne s’y
retrouve dans la jungle des tarifs et des abonnements, mais plus les tarifs
baissent, plus les factures de téléphone augmentent.
Où ces fonds de pension
privatisés trouveront-ils les ressources pour organiser leur publicité, pour
construire leurs agences, payer leurs employés ? Dans nos cotisations, pardi !
C’est nous qui, inquiets pour nos retraites, nourrirons leur expansion. Du
moins, jusqu’à ce qu’ils fassent faillite. Car c’est ce qui ne va pas manquer
d’arriver lorsqu’en 2050, ils se retrouveront avec seulement deux cotisants par
retraité.
On peut répondre que pour éviter une faillite des fonds de pension
en 2050 il suffirait de leur imposer des règles prudentielles. Les Américains le
font bien. Ils exigent un ratio fixe entre les valeurs risquées de la bourse et
d’autres actifs sans risques. Réglementons, alors. Mais dans ce cas, on ne voit
plus bien l’intérêt de laisser au secteur privé des fonds d’investissement que
les pouvoirs publics se chargeraient de réglementer. Avec tous les mécanismes de
contrôle que cela nécessitera, on peut même se demander s’il ne serait pas plus
judicieux de laisser directement les pouvoirs publics et les partenaires sociaux
gérer les cotisations des salariés. Doux retour des choses : c’est exactement
ainsi que fonctionne notre régime de retraite. Comme quoi il ne doit pas être si
« inneficace » que cela.
Bien entendu, ce n’est pas parce qu’il est efficace
qu’il est rentable. Si effectivement les conditions démographiques se
transforment, et si le rapport entre actifs et inactifs chute en défaveur des
actifs, tout système de retraite quel qu’il soit risque de connaître des
difficultés. Il ne s’agit pas de nier les problèmes mais de les resituer dans
leur contexte. De la richesse est créée chaque année. Et chaque année, cette
richesse s’accroît au rythme de croissance de l’économie. On peut vouloir la
répartir en fonction de conventions sociales différentes. Dans le système
économique actuel, les richesses produites profitent principalement aux
financiers, et dans une moindre mesure aux salariés et aux retraités. Vouloir
opposer à tout prix salariés et retraités en considérant que ce que l’on donne
aux uns doit nécessairement être pris aux autres, c’est oublier que la question
de la répartition des richesses est une question politique qui concerne
l’ensemble de la collectivité. Et il n’y a aucune raison de considérer que les
salariés doivent porter seuls le poids du choc démographique. C’est pour cette
raison que si un effort doit être fait, il doit aussi concerner les détenteurs
de capitaux qui profitent largement des richesses produites chaque année par la
collectivité sous forme de dividendes et de plus-values.