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Vue de gauche
5 mai 2010

Pour en finir avec le luxe

lorealPanique au gouvernement. Le procès qui oppose Mme Bettencourt à sa fille dans une obscure affaire d’héritage menace l’identité française de l’Oréal. L’histoire remonte à 1974. A l’époque, craignant une victoire de la gauche, Liliane Bettencourt avait passé en urgence un accord avec Nestlé. Via une holding, la société suisse s’emparait de 30% du capital de l’Oréal, ce qui empêchait de fait toute nationalisation. Or, aujourd’hui, l’incertitude judiciaire relance les spéculations : et si la tutelle que la fille cherche à imposer à sa mère avait pour objectif de la contraindre à vendre ses parts dans l’entreprise familiale ? Cela permettrait à Nestlé de devenir actionnaire majoritaire et aux Suisses de faire main basse sur ce fleuron de l’industrie française.

L’affaire émeut. En France, pays de tradition aristocratique où à Versailles les chefs d’Etat théorisèrent le gaspillage grandiose comme instrument de domination politique ; dans le pays de la haute couture, de la grande cuisine et de la maroquinerie hors de prix, le luxe fait figure de patrimoine national. Le savoir vivre y est synonyme de savoir-faire, jusque dans la musique et les nouvelles technologies. Le monde anglo-saxon n’évoque-t-il pas la « French touch », pour tout ce qui est réalisé avec soin du détail et raffinement ?

De manière plus pragmatique, on peut également penser que défendre l’industrie du luxe, c’est défendre des emplois dans un domaine qui serait relativement préservé des effets de la mondialisation. Il n’en est rien. Les délocalisations existent dans le haut de gamme comme dans les autres secteurs industriels. Certes, le sac à main Vuitton est encore assemblé dans un atelier français. Pourtant, avec le temps, les pièces qui sont assemblées sont de plus en plus produites hors de France. Parfois même, le luxe se réduit à une marque emblématique, sans aucune production réelle. Depuis qu’il a vendu son nom à Bernard Arnaud, Christian Lacroix en fait l’amère expérience. La faillite de l’entreprise qu’il a fondée a conduit à la fermeture de sa maison de couture et au licenciement de presque tous les employés. Il ne reste à la maison Lacroix que sa griffe qui pourra s’accrocher sur tout produit susceptible de payer le prix de la licence. Aux dernières nouvelles, Christian Lacroix donnerait son nom à des lunettes de soleil made in Hong Kong.

La logique économique est la même partout. Certes, certains ouvriers qui détiennent certains savoir-faire particuliers, sur quelques postes sensibles, sont mieux formés et mieux payés. Mais ce n’est pas parce que les produits de luxe sont chers que les salaires du secteur du luxe sont élevés. A l’exception de l’hôtellerie haut de gamme, il n’existe pas de convention collective spécifique à ce secteur, et rien n’oblige le responsable d’une boutique Hermès ou Cartiers à offrir à sa vendeuse un salaire supérieur au SMIC.

luxe_logo_hermes

D’ailleurs, l’industrie du luxe n’a absolument rien à gagner à l’augmentation des salaires. Contrairement au mythe persistant du « luxe pour tous », le principe même du luxe est justement de distinguer une classe particulière de la population générale. Le luxe est élitiste et sélectif par nature. Sous l’ancien régime, les seigneurs, pour se distinguer du peuple, faisaient valoir le « bleu » de leur sang. La blancheur de la peau, la finesse des mains, témoignaient alors d’une vie débarrassée de la contrainte du travail paysan. Evidemment, au XIXème siècle, lorsque les ouvriers se sont retrouvés entassés dans des usines crasseuses ou au fond des mines, c’est le bronzage des vacances qui est devenu le signe d’appartenance à la classe supérieure. Sociologiquement, le luxe n’est en somme rien d’autre que cela : un système ad hoc qui sert à conforter une hiérarchie sociale. Mais l’argent n’est pas tout. Le luxe s’exprime aussi dans une culture, un ensemble de codes sociaux qui s’apprennent et s’apprivoisent lentement. Malheur au nouveau riche, qui, tout heureux de se retrouver dans le monde brillant de la Haute risque d’en faire trop en multipliant les attributs de richesse les plus visibles ! A coup de lourdes Rolex et de Ray Ban Aviator, il finira inéluctablement par sombrer dans le « bling-bling ».

Outil de perpétuation de l’ordre social, symbole de la domination d’une élite sur la masse, on comprend vite que l’esprit du luxe n’est pas compatible avec un objectif de transformation sociale ou un idéal égalitaire. La gauche aurait cependant tort de négliger le poids économique du secteur. Même si l’industrie du luxe ne concerne que les 1% les plus riches, il s’agit d’un marché gigantesque. Aux Etats-Unis par exemple, ces 1% captent 24% revenu national. Ainsi, plus les riches deviennent riche, plus les inégalités s’accroissent, et plus l’industrie du luxe prospère. Il n’y a que les crises financières pour ralentir provisoirement la dynamique. L’éclatement de la bulle internet en 2001-2003 et la crise des « subprimes » en 2008-2009 ont été des périodes difficiles à passer pour certaines entreprises, en particulier dans l’horlogerie suisse. Mais ces courtes crises ne peuvent faire oublier la tendance de fond et le fait que la croissance annuelle du marché du luxe a atteint 7,5% de moyenne entre 2003 et 2007. Il faut dire que le monde néolibéral promet un immense marché pour ce secteur, en particulier dans les nouveaux pays industriels : le Brésil, l’Inde, la Chine et la Russie, c’est-à-dire partout où la croissance économique et les inégalités explosent.

Finalement, la question économique essentielle est bien de savoir si le luxe ne constituerait pas simplement un immense gaspillage. Comment analyser autrement le fait que 1% des gens puissent détourner à leur profit le quart de la production nationale ? Pour certains, posséder un hôtel particulier à Paris ou disposer du célèbre appartement de 600 m² d’Hervé Gaymard ne serait qu’un luxe privé. Convenons pourtant que cette forme de luxe s’apparente aussi au détournement d’une ressource collective rare : l’espace de logement habitable dans la région parisienne. Et le même raisonnement peut s’appliquer aux autres secteurs. Combien d’heures de travail gaspillées à la production d’une seule Ferrari qui ne profitera jamais à 99,9% de la population ? Combien de logements sociaux, de petits pavillons familiaux, de systèmes de transports publics, de produits de consommations de base, etc. pourraient être rendus à la population si on diminuait, ne serait-ce que de moitié, la dépense réalisée par une infime minorité de la population ?

Au XIXème siècle, l’économiste Frédéric Bastiat s’est rendu célèbre en dénonçant le sophisme de la vitre brisée. « De tels accidents font aller l'industrie », estime-t-on couramment. « Que deviendraient les vitriers, si l'on ne cassait jamais de vitre ? » Et bien, si l’on ne cassait pas de vitre, répond Bastiat, les vitriers deviendraient boulangers ou maçons. Ils produiraient des maisons, du pain, accroissant ainsi réellement la richesse utile. De la même façon que les accidents ou les guerres n’améliorent en rien le bien-être, l’industrie du luxe constitue une activité parasite pour 99% de la population.

A l’heure où M. Estrosi prévoit d’aider l’industrie du luxe en généralisant le crédit impôt création, il serait temps, pour la gauche, de tenir un discours clair sur l’utilité sociale du luxe. Après tout, il a existé un taux de TVA majoré de 33% sur certains produits de luxe. C’est un gouvernement socialiste qui l’a supprimé en 1992, sans vrai débat. Pourquoi ne pas revenir sur cette décision ? Le rétablissement d’une TVA majorée pourrait permettre de récupérer de précieuses recettes fiscales sans grand effort. Plus fondamentalement, il faudrait aussi que la gauche réfléchisse au type de société qu’elle veut. Car l’idéal d’une société sans classes (qui ne doit pas être confondu avec l’égalitarisme) passera nécessairement par la constitution d’une société sans luxe, c'est-à-dire sans gaspillage et sans outil pour perpétuer la violence sociale.

Bling_bling

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M
Le secteur de la maroquinerie est soumis à une convention collective qui définit les droits des salariés
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