L'argentine du chaos au redressement: petites leçons d'économie néo-libérale
En décembre 2001, après avoir pendant plus de dix ans respecté
jusqu'à l'absurde les dogmes de rigueur prônés par les institutions économiques
internationales, l'Argentine connaît la plus grave crise économique de son
histoire. Son redressement passera par le retour à des pratiques keynésiennes
classiques et par l'affirmation de son indépendance vis-à-vis du FMI. Une leçon
à méditer.
En juin 2001 une note de l'OCDE affirmait, pleine d'optimisme, que
l'économie argentine était en train de «renaître de ses cendres» et qu'elle
renouerait bientôt avec «sa destinée prometteuse du début du siècle». C'était
bien le moins. Depuis le début des années 90, la politique économique de ce pays
avait scrupuleusement respecté les principes libéraux prônés par cette même
OCDE.
Lorsque Carlos Menem arrive au pouvoir en 1989, l'Argentine est déjà en
crise. La dictature militaire (1976-1983) et la guerre des Malouines ont ruiné
l'économie, la charge de la dette est devenue insupportable et l'inflation
rappelle celle de l'Allemagne des années 20 (en 1989 les prix sont multipliés
par 50). Pour en sortir, et notamment pour combattre l'inflation, le nouveau
gouvernement décide d'indexer le peso au dollar au taux de 1 pour 1 et l'inscrit
dans la Constitution (!). Cette mesure, qui avait l'avantage d'éliminer d'un
coup l'hyper-inflation coûtait cependant fort cher car il fallait que chaque
peso trouve sa contrepartie en dollar dans les réserves de la banque centrale.
Il était donc essentiel d'obtenir des dollars des organismes internationaux et
des investisseurs étrangers et de se plier aux normes libérales du «consensus de
Washington». Après un premier programme de rigueur, l'Argentine approfondit la
libéralisation de son commerce extérieur et de ses marchés financiers et se
lance dans un vaste programme de privatisation. Jamais État ne vendit autant et
si vite : entre 1990 et 1996, téléphone, radios, télévisions, chemins de fer,
électricité, eau, gaz, frappe de la monnaie, centrales nucléaires, pétrochimie,
poste, aéroports et pétrole sont privatisés, souvent bradés, presque toujours au
profit d'entreprises européennes ou américaines détentrices de
devises.
Tutelle du FMI
Mais le développement économique promis ne viendra
pas. Après une période de croissance, les crises asiatique (1997) et russe
(1998) conduisent les investisseurs à quitter brutalement l'Argentine. Alors que
le Brésil choisit de dévaluer sa monnaie, le gouvernement argentin préfère
maintenir coûte que coûte la parité avec le dollar. La manne des privatisations
s'étant tarie et la balance commerciale étant structurellement déficitaire, il
n'y a que le FMI qui est en mesure d'alimenter l'économie argentine en devises.
Il pose néanmoins des conditions strictes à son engagement et, à partir de 1999,
la politique économique argentine est proprement mise sous sa tutelle .
En
1999, le premier programme d'austérité du FMI prévoit la hausse des taxes et des
impôts, l'assouplissement de la législation du travail, la réduction des
salaires et des pensions des fonctionnaires, la privatisation et la mise en
concurrence de la sécurité sociale. Ce plan ne fait cependant qu'approfondir la
crise. A peine un an plus tard, le FMI est à nouveau appelé pour un nouveau
prêt. Les conditions posées se traduisent cette fois par le gel des dépenses
publiques pour 5 ans, la dérégulation du système de santé, l'abolition totale du
système étatique de sécurité sociale, une nouvelle hausse des taxes et la
réforme des retraites. Ce second plan d'austérité n'a cependant pas plus de
succès que le premier et l'économie argentine continue de s'enfoncer dans la
crise. Au printemps 2001, un ultime programme de rigueur est concocté par le
FMI, fixant des normes rigides de baisse des dépenses publiques pour un montant
de près de 8 milliards de dollars sur trois ans. Rejeté par la population, il
n'entrera jamais en application mais sera remplacé par d'autres mesures de
rigueur.
Le bilan de la tutelle du FMI est désastreux. Entre 1998 et 2001, l'Argentine connaîtra quatre années consécutives de récession, son PIB baissant de près de 14 % sur la période. La dette argentine, qui était de 65 milliards de dollars au début des années 90 et de 7 milliards avant la dictature est montée à plus de 155 milliards. Les privatisations ont essentiellement profité aux investisseurs internationaux : 90 % des banques et 40 % de l'industrie argentine sont détenus par des capitaux étrangers. Quant aux indicateurs sociaux, ils sont catastrophiques : le pouvoir d'achat des ménages a diminué de près de moitié en cinq ans, le chômage s'élève à 18 %, la pauvreté, qui atteignait à peine un million de personnes dans les années 70 (pour 34 millions d'habitants) touche à présent 14 millions d'Argentins ; l'analphabétisme est multiplié par six et concerne 12% de la population.
Voilà donc le pays qui, selon les libéraux de
l'OCDE, était en train d'accomplir sa «destinée prometteuse» en juin
2001.
Mais le fragile château de carte de l'économie argentine ne tardera pas
à s'effondrer. Le 5 décembre 2001, le FMI refuse d'accorder un nouveau prêt au
gouvernement social-démocrate argentin. La population, excédée, n'accepte plus
les nouvelles mesures d'austérité posées comme conditions par le FMI. Privé de
ressources en devises et voulant à tout prix préserver la parité peso - dollar
qu'il avait lui-même instauré sous le gouvernement Menem, le très libéral
ministre des finances Domingo Cavallo va d'abord chercher à diminuer la masse
monétaire en limitant drastiquement les retraits bancaires. Ces mesures sont
très mal vécues par la population qui a l'impression qu'on lui vole son épargne
alors même que les Argentins les plus fortunés ont eu tout le temps de placer
leur argent à l'étranger. C'est le début d'une révolte populaire générale qui va
aboutir, en quelques jours, à la démission du président De la Rua.
Que se vayan todos!
Le gouvernement intérimaire ne rompt pas pour autant avec le
FMI et continue d'appliquer les recettes libérales. Le peso est dévalué, mais la
convertibilité avec le dollar est préservée. Or, les réserves en dollar sont
trop faibles pour maintenir une masse monétaire suffisante au fonctionnement de
l'activité normale. Pendant quelques mois, l'économie argentine est en partie
démonétisée. Les Argentins sont contraints d'inventer des systèmes de troc pour
pouvoir travailler et échanger, et les provinces émettent des «patacones», des
coupons sans valeur qui permettent de payer les fonctionnaires et les
impôts.
Malgré les mesures de rigueur du nouveau gouvernement, les
institutions internationales critiquent ces émissions de «fausse monnaie» qui
échappent totalement au pouvoir central. En avril 2002 après la démission de son
ministre de l'économie, l'Argentine rompt avec les institutions internationales
(G7, FMI, Banque mondiale) et aucun nouveau prêt ne lui sera plus accordé.
La
crise économique et sociale connaît son apogée au milieu de l'année 2002. Entre
juin 2001 et juin 2002, le produit intérieur brut a diminué de 13,5 % ; le taux
de chômage est monté à 21,5 % et le salaire réel a chuté de 25 % ; le nombre de
pauvres s'élève à 19 millions de personnes et concerne plus de la moitié de la
population. Malnutrition et faim font leur apparition, notamment chez les
enfants ; des scènes de pillage de magasins alimentaires se multiplient. Dans la
province de Buenos Aires, la violence juvénile a augmenté de 142 % par rapport à
son niveau de 1998.
Tous les jours, les «piqueteros» manifestent devant les
sièges des institutions politiques en tapant sur des casseroles. L'ensemble de
la classe politique argentine est discrédité. «Que se vayan todos !» (Qu'ils
s'en aillent tous !) est le slogan favori des manifestants.
Les élections
présidentielles d'avril 2003 instituées pour mettre fin à l'intérim d'Eduardo
Duhalde se déroulent dans l'indifférence et l'apathie générale. A l'issue du
premier tour, aucun candidat n'est parvenu à rassembler plus de 25 % des voix et
le vainqueur se trouve être...Carlos Menem, l'initiateur des politiques
libérales des années 90.
Rejeté par l'immense majorité de la population,
Menem n'a cependant aucune chance de l'emporter au second tour et se retire le
14 mai, laissant Nestor Kirchner emporter l'élection présidentielle avec son
médiocre 22 % du premier tour. Avec ce retrait, Menem fait de Kirchner le
président le plus mal élu de toute l'histoire de la république
argentine.
Politiques keynésiennes
Malgré ce handicap, le nouveau
gouvernement fait preuve d'une véritable autorité et mène une politique
économique à l'exact opposé de celle de ses prédécesseurs. Kirchner ne cherche
pas les accords avec le FMI mais veut avant tout réaffirmer la puissance de
l'État et relancer l'activité par des politiques keynésienne de stimulation de
la demande. Ses premières mesures permettent les hausses des salaires, le gel
des tarifs publics, la relance de la consommation, la baisse des taux d'intérêt
et l'augmentation des dépenses publiques.
En septembre 2003, le FMI propose
de nouvelles mesures de rigueur et des privatisations qui sont rejetées par le
gouvernement Kirchner. Fondamentalement, l'économie argentine n'a pas besoin de
capitaux extérieurs à partir du moment où elle n'indexe pas sa monnaie sur une
devise étrangère. L'économie argentine possède en effet beaucoup de matières
premières et bénéficie d'un tissu industriel riche et diversifié. En suspendant
sa collaboration avec le FMI et en laissant librement flotter sa monnaie, non
seulement l'Argentine ne sombre pas dans la crise, mais elle va au contraire
connaître un spectaculaire redressement. En 2003, le PIB augmente de 11,3 %, le
taux d'inflation recule à 3,7% et le nombre de chômeurs chute de 29 %.
Un
bras de fer est engagé avec les détenteurs privés de la dette argentine. Avant
la crise de décembre 2001, les taux d'intérêt sur la dette s'élevaient à près de
30 %, alors même que celle-ci était émise en dollar et qu'il n'existait aucun
risque de change. De nombreux investisseurs (parfois même des Argentins qui
avaient placé leurs avoirs à l'étranger) se sont ainsi considérablement enrichis
en spéculant sur la dette argentine. Le gouvernement Kirchner propose depuis
plus d'un an de ne rembourser que 25 cents pour chaque dollar prêté. Il a de
fortes chances d'y parvenir, ce qui lui permettrait d'effacer 60 milliards de
dollars du montant total de sa dette.
Sur le front intérieur, la politique
économique est marquée par la reprise en main des services publics. Bien que
désormais aux mains du privé, les services publics argentins sont soumis à des
règles tarifaires strictes et à une obligation de service. Or ces règles ne sont
pas respectées par les multinationales étrangères (dont Suez et EDF) qui
réclament des augmentations de tarif pour procéder aux investissements
nécessaires au maintien de leur réseau. Pour l'instant le gouvernement argentin
reste ferme et menace ces entreprises de retirer leurs licences d'exploitation
ou de leur infliger des amendes.
Aujourd'hui, l'économie argentine est en
plein redressement, bien qu'elle n'ait toujours pas conclu d'accord définitif
avec le FMI et les institutions internationales. Au début de l'année 2004, la
production industrielle a dépassé le niveau qu'elle avait en 1997. La balance
commerciale est devenue excédentaire (17 milliards de dollars d'excédent en
2003), le taux de chômage a continué de baisser et les chiffres officiels
estiment que plus de 800 000 emplois ont été créés en un an au second semestre
2004.
Nestor Kirchner n'est pas un révolutionnaire. C'est avant tout un
nationaliste social-démocrate (péroniste) qui a tout simplement préféré
appliquer une politique keynésienne standard, fondée sur la régulation
économique de l'État, plutôt que de poursuivre jusqu'à l'absurde l'application
des dogmes néo-libéraux imposés par les institutions internationales. De son
côté le FMI (mais aussi l'OCDE, le G7, la Banque mondiale et les gouvernements
des pays industrialisés qui contrôlent ces institutions) n'a cessé de se tromper
dans ses analyses et s'est discrédité en alignant les recommandations
économiques absurdes. Voici une leçon que les institutions européennes et nos
gouvernements feraient bien de méditer à l'heure où les principes libéraux
tendent à devenir les références indépassables des politiques économiques.
Pour Parti Pris