Les services publics passent aussi par Internet
Le développement considérable de l’internet haut débit en
France (4,5 millions d’abonnés ce printemps, un rythme de croissance de 100% par
an) est en train de bouleverser un grand nombre d’industries et de
comportements. Avec l’ADSL, Internet ne se limite plus aux courriers
électroniques, et à la consultation épisodique de sites ; il se transforme en un
outil beaucoup plus général qui permet à la fois de téléphoner, de recevoir une
centaine de chaînes de télévision, et de télécharger gratuitement des milliers
de fichiers audios, vidéos ou autre.
Les conséquences, à terme, de cette
transformation sont considérables d’un point de vue économique et sociétal. Elle
touche en effet un grand nombre de secteurs du service public : la téléphonie,
l’audiovisuel, l’information, la politique culturelle, la poste. Or, internet
n’est pas encadré comme l’est un service public. Il ne garantit pas à
l’internaute une sécurité minimale, il ne se développe pas également sur tout le
territoire et dans toutes les couches de la population, et il constitue une
menace pour le développement d’une politique culturelle autonome. Pourtant il
suffirait de peu pour créer une régulation efficace de cet outil, compatible
avec les principes du service public.
Commençons par la sécurité. A
l’heure actuelle, les utilisateurs d’internet sont pollués par des virus et des
stratégies commerciales agressives qui s’apparentent à de la délinquance.
Certains internautes reçoivent chaque jour plusieurs centaines de messages non
sollicités sur leur messagerie (on les appelle des spams), qui leurs proposent
des crédits immobiliers, des pilules pour l’impuissance masculine ou des sites
pornographiques. Bien entendu, il existe des logiciels anti-spam et anti-virus,
mais ceux-ci sont développés par des sociétés privées qui font parfois payer
très cher le prix de leur protection. Résultat : une minorité seulement
d’internautes est efficacement protégée, ce qui permet aux virus et aux spams de
proliférer et engendre des coûts considérables à la collectivité. Or, il ne
serait pas très difficile ni très coûteux de faire développer par l’Etat des
logiciels de protection, et de les mettre gratuitement à disposition des
particuliers et des entreprises. Cela serait non seulement bénéfique à l’usager,
mais aussi économiquement très profitable en limitant les gaspillages en borne
passante des spams et les destructions de fichiers occasionnés par certains
virus.
Un autre problème concernant est celui de l’égalité de
l’usager. Selon que l’on vit à Paris ou en Haute Loire, les offres proposées par
les fournisseurs d’accès ne sont pas identiques. Certaines régions rurales sont
privées du haut débit car il n’est pas rentable, pour un opérateur privé,
d’installer des kilomètres de lignes à fibre optique pour atteindre des villages
qui comportent à peine quelques dizaines d’habitations. Internet accentue aussi
les inégalités sociales ou générationnelles. Les chômeurs auraient sans doute
bien besoin de consulter le site de l’ANPE ou de pouvoir téléphoner
gratuitement, mais ils n’ont pas toujours les moyens d’avoir un ordinateur et
surtout pas toujours les connaissances pour l’utiliser. Là encore tout le monde
devrait pouvoir bénéficier gratuitement d’une initiation à l’informatique et
l’Etat devrait faire en sorte que chacun puisse bénéficier d’une offre identique
sur le territoire national.
Mais sans doute le principal défi posé par
le développement du haut débit concerne le piratage. On a beaucoup parlé du
téléchargement musical. Or aujourd’hui, c’est le piratage de logiciels et de
films qui se développe le plus. Le réseau eMule, le plus populaire chez les
internautes, comprend des milliers de films en langue française. Et il ne s’agit
pas simplement des dernières productions hollywoodiennes à la mode ; on trouve
aussi des films rares, introuvables à la location. Ainsi, on peu télécharger
l’œuvre complète de Sergio Leone, y compris ses premiers Péplums (Les derniers
jours de Pompeï, le colosse de Rhode…), mais aussi les films de Truffaut, de
Rohmer ou de Renoir ; le cinéma « bis » asiatique (Bruce Lee…) est également
très bien représenté, ainsi que le cinéma d’épouvante (Argento, Romero, les
premiers films de Sam Raimi et de Cronenberg…).
Quelles limites imposer
à ces pratiques ? Est-il possible de les réglementer ? Avec le développement de
la télévision sur internet, le nombre de sources et les occasions de piratages
vont considérablement augmenter. Dès qu’un film passera sur une chaîne, il sera
automatiquement capturé et ajouté au catalogue du réseau. Quel avenir dès lors,
pour les vidéoclubs ? Pour la vente de DVD ou de disques ? Pour les chaînes de
cinéma à péage ? Tout cela engendrera certainement de profondes mutations dans
la manière de vendre des produits audiovisuels et de rémunérer les
auteurs.
Dans ce domaine aussi, l’Etat doit jouer son rôle. Il ne pourra
pas empêcher le téléchargement libre et gratuit des internautes. Mais faut-il
l’empêcher ? Internet n’est-il pas le moyen le plus commode de mettre à
disposition du grand public une partie de notre patrimoine culturel ? N’est-ce
pas une richesse que de pouvoir revoir librement l’œuvre de Charlie Chaplin ou
de télécharger gratuitement les symphonies de Mahler ?
Bref, si l’Etat
ne peut empêcher la consommation libre de biens culturels, il peut parfaitement
trouver un système de rémunération pour les auteurs de ces produits en imposant
une taxe à la connexion qui serait fonction du débit utilisé, et en mettant en
place un logiciel susceptible de compter le nombre de téléchargements. Ainsi,
producteurs et artistes seraient intéressés au téléchargement de leurs produits
et les internautes pourraient pleinement bénéficier des avantages du haut
débit.
Internet ne se résume pas à une communauté d’individus libres et
indépendants les uns des autres. Au contraire il met en œuvre de profonds
mécanismes collectifs qui doivent être gérées collectivement. C’est ce qu’on
attend de l’Etat et de l’émergence, sur internet, des principes du « service
public ».