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Vue de gauche
5 mars 2002

Le libéralisme constitue-t-il un projet politique ?

 A l’origine, le libéralisme est une doctrine politique qui s’oppose au despotisme et à la monarchie absolue. Emanation du siècle des lumières, synthèse entre la pensée anglaise de John Locke et le cartésianisme français, le libéralisme politique s’impose avec la révolution française et la déclaration des droits de l’homme de 1789 comme doctrine d’émancipation. Il reconnaît les principes de liberté individuelle, de diversité sociale, et réinterprète la relation entre l’individu et l’Etat sous la forme du « contrat social », cher à Jean-Jacques Rousseau. Ainsi, le libéralisme politique annoncera-t-il, en France, l’avènement de la République et de la démocratie.

Aujourd’hui cependant, parler de libéralisme c’est souvent faire référence à une théorie économique bien différente. A l’inverse du libéralisme politique, le libéralisme économique ne s’oppose pas à l’oppression et n’est en rien une garantie de démocratie. Il ne s’agit ni plus ni moins que d’une théorie qui stipule qu’un système économique régit par les seules « lois » du marché est plus efficace qu’un système régulé par l’action politique. Pour les partisans du libéralisme économique, l’intérêt général peut en effet être atteint en s’appuyant sur les quêtes individuelles des intérêts particuliers. Pour cela, il n’est nul besoin de concertation, encore moins de « contrat social » ; chacun, suivant sa volonté égoïste, participerait sans le vouloir au bien-être collectif et permettrait l’établissement d’une société économiquement efficace.

Rien ne permet d’affirmer qu’il existe un lien entre le libéralisme politique et le libéralisme économique ; bien des dictatures s’accommodent très bien d’une politique économique libérale ; et si aujourd’hui le terme « libéralisme » renvoie davantage à son sens économique, c’est principalement dû à un effet de mode et à l’état actuel du débat politique.

Si le libéralisme politique reste encore marqué par ses valeurs de gauche (notamment parce qu’il s’oppose à l’autoritarisme), l’idéologie libérale est aujourd’hui principalement le fait de la Droite. Pourtant, il est difficile de voir dans cette théorie économique un véritable projet, et s’il existe, il ne s’agit ni plus ni moins que de soumettre l’action politique à un ordre économique considéré comme immuable et « naturel ». On oublie de ce fait que les théories économiques sont elles-mêmes le fruit de considérations subjectives et que l’économie politique est une discipline qui n’a valeur de science que pour ceux qui y croient.

Une conception minimaliste de l’Etat

Le libéralisme pose comme principe (comme dogme) que des marchés livrés à eux-mêmes, s’ils sont soumis à une saine concurrence, permettent d’obtenir de manière automatique les prix adéquats pour que l’économie fonctionne de manière efficace. Dès lors, toute intervention de l’Etat risquerait d’être contreproductive en perturbant l’équilibre de ces marchés.
Ainsi, la réglementation des prix, l’instauration de taxes sur certains produits, d’un système d’aides aux industries stratégiques, risqueraient de perturber le fonctionnement harmonieux de l’économie. Les libéraux contestent par exemple l’instauration d’un système de subventions aux entreprises en difficulté ; de leur point de vue, cette pratique reviendrait à utiliser des ressources productives pour aider des « canards boiteux » incapables de s’adapter et de dégager des profits. A l’inverse, ils soutiennent toutes les mesures qui tendraient à augmenter la pression concurrentielle sur les entreprises les incitant à accroitre leur compétitivité et leurs performances. La vision libérale de l’économie est donc très proche de ce que l’on entend communément par le principe de « sélection naturelle » ; seules les entreprises les plus fortes, les mieux adaptées à la concurrence subsisteraient.

Cette pression sur les entreprises se retrouve bien évidemment sur les travailleurs et sur le marché de l’emploi. Les mécanismes de sélection s’appliquent aussi pour les individus dont les « performances » individuelles sont récompensées par un travail et un salaire adéquat. L’emploi serait donc également déterminé sur un marché concurrentiel qui privilégierait les travailleurs les plus performants. Ainsi, les libéraux considèrent que le chômage ne touche que les individus les moins « productifs » de la société, et qu’il suffirait de supprimer les « contraintes » imposées au marché du travail (le salaire minimum, les 35 heures...) pour que ces personnes moins « productives » trouvent enfin à s’employer [1].

Les libéraux considèrent que des marchés en libre concurrence permettent le fonctionnement optimal de l’économie. Mais cette considération ne signifie pas nécessairement que l’Etat n’ait aucun rôle à jouer. En fait, ils sont parfaitement conscients que les marchés nécessitent certaines conditions dont l’Etat doit garantir l’existence : un système de propriété, la reconnaissance juridique du contrat, une monnaie stable pour permettre les échanges. En outre, l’Etat doit veiller au maintien d’une véritable concurrence, seule garantie contre les tentations de quelques uns d’accaparer le surplus de l’échange en détournant les prix de leurs niveaux « naturels ».

En somme, l’Etat libéral nécessite un système judiciaire, une police, une banque centrale et une autorité de la concurrence. C’est un Etat minimal, voire minimaliste, qui se contente d’assurer ses fonctions régaliennes en garantissant les sécurités individuelles et collectives. On peut aussi parler d’Etat-gendarme.

Les notions d’ « Etat providence » et de « service public » sont incompatibles avec la théorie libérale. Pour les libéraux, l’Etat n’a pas à gérer un système éducatif, hospitalier, et encore moins à s’occuper des télécommunications ou du transport ferroviaire, choses qui peuvent très bien être prises en charge par le secteur marchand. Ils considèrent en effet que l’Etat n’a pas à s’occuper directement du bien-être mais qu’il doit au contraire laisser cette tâche au marché, lequel est sensé être beaucoup plus efficace que ne sauraient l’être les pouvoirs publics.

L’avènement d’une « démocratie de marché »
L’idéologie libérale proposée par la Droite, aussi cohérente et simple qu’elle puisse paraître pose cependant un certain nombre de difficultés, notamment lorsqu’elle est proposée comme « projet politique ».

En effet, si les problèmes économiques peuvent se résumer à une simple question, celle de l’efficacité (comment utiliser au mieux ses moyens pour parvenir à une fin) tel n’est pas le cas du projet politique. La politique n’est pas réductible à une question sur les moyens ; elle doit aussi avoir un objectif, une finalité. Etre efficace, certes, mais dans quel but ? Ce but est généralement celui de la justice.

Entendons-nous sur la notion de « justice ». Qu’est-ce qui est juste ? Chacun peut avoir une réponse particulière à cette question. Pour une partie de la Droite, il est « injuste » de donner un revenu d’existence (le RMI) à des personnes qui ne travaillent pas. Pour la Gauche au contraire, il serait « injuste » de priver une partie de la population des richesses produites collectivement. Ces deux conceptions de la justice s’opposent car elles font références à des systèmes moraux différents. La conception de la Droite est que chacun est responsable de son propre sort alors que la Gauche estime que les destins individuels sont en partie liés à l’organisation de la société.

D’un point de vue purement économique, ces questions morales n’ont aucun sens. L’économie se veut une science amorale qui ne réfléchit pas à ce qui est juste ou injuste mais à ce qui est « efficace » ou « inefficace ». Ainsi, pour les économistes libéraux, l’existence du RMI serait un facteur d’inefficacité car celui-ci tendrait, en se rapprochant du salaire minimum, à « démotiver » les exclus dans leur effort pour retrouver du travail. A l’inverse, des économistes « interventionnistes » peuvent voir dans le RMI un rempart « efficace » pour soutenir la demande en cas de crise économique.

En faisant d’une théorie économique un projet politique, la Droite commet donc une erreur car elle évacue de son discours tout un pan de sa pensée politique : la notion du juste et de l’injuste, du bien et du mal.

Dès lors, on peut se demander si l’adoption du projet libéral comme projet politique n’est pas tout simplement une manière commode de « botter en touche » en se désengageant de ses responsabilités politiques.

Cette retraite du discours politique est d’autant plus commode que la « révolution libérale » des années 80 a considérablement réduit le champ d’action des pouvoirs publics. Ce que l’on appelle la « mondialisation », c’est à dire l’internationalisation de l’économie, a peu à peu ôté à l’Etat sa légitimité et sa capacité à intervenir comme régulateur économique. Les entreprises elles-mêmes échappent au contrôle de l’Etat. Elles prennent leurs décisions et élaborent leurs stratégies non plus en fonction de considérations nationales, mais en se plaçant directement à l’échelle mondiale. Poussés par cette logique, les Etats se retrouvent en concurrence pour attirer les capitaux, les investissements et les emplois ; en fin de compte, leur politique finit par se trouver déterminée non par rapport au choix de la Nation, mais par rapport à l’état économique du monde.

Dans ces conditions, que devient l’exercice de la démocratie ? Répondre à cette question nécessite de savoir qui, dans une économie libérale, a le pouvoir de décision. La réponse est simple : si l’économie est toute entière contrôlée par les marchés, le pouvoir est détenu par les composantes de ces marchés, c’est à dire par les consommateurs et les producteurs.

En passant du libéralisme politique au libéralisme économique nous sommes donc passés du citoyen au consommateur. Or, si dans une démocratie chaque citoyen est l’égal de l’autre, (selon le principe une personne, une voix) tel n’est pas le cas dans d’une économie libérale. Le consommateur détermine en effet le marché en fonction de son pouvoir d’achat. De fait, les consommateurs « pauvres » n’ont jamais le même pouvoir que les consommateurs « riches ». Le projet politique du libéralisme, si tant est qu’il existe, serait donc celui d’une « démocratie censitaire ».


[1] Il faut noter que cette idée selon laquelle les entreprises et les travailleurs ne devraient leur salut qu’à leurs seules performances individuelles est absurde. Dans une économie, il est évident que personne ne travaille seul. Toute personne ou entreprise doit sa performance à de multiples facteurs sociaux. Les entreprises doivent bénéficier d’un environnement économique favorable, d’un bon tissu industriel et commercial, d’une population disposant d’un certain pouvoir d’achat... De même la « performance » d’un travailleur n’est jamais individuelle. Pour son travail, il doit s’appuyer sur un certain nombre de collègues, sur une organisation qui suppose une certaine division du travail. Ainsi dans une économie, il existe davantage de performances collectives que de performances « individuelles ».

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