Interdire les bonus, re-réglementer la finance et taxer les profits bancaires
En manque de popularité dans leurs pays respectifs et tous deux
confrontés à des échéances électorales au printemps prochain, Gordon
Brown et Nicolas Sarkozy ont cru bon d’endosser l’habit du moine
bénédictin en mission pour la régulation du far west financier en
annonçant la création d’une taxe sur les bonus bancaires. Les deux
moines-soldats ont cependant bien pris garde à ne pas trop affûter leur
bâton fiscal. Même si pour Gordon Brown le projet s’inscrit dans un
ensemble cohérent de réformes de la fiscalité britannique qui vise à
augmenter (un peu) les taxes sur les hauts revenus et la spéculation,
pour Nicolas Sarkozy, il s’agissait surtout de saisir la perche en
évitant de paraître plus libéral que les anglais… tout en posant comme
condition que cette taxe soit reprise par d’autres pays européens. Pour
l’instant, Angela Merkel trouve l’idée « charmante », mais elle s’est
bien gardée de la moindre annonce (sa nouvelle coalition
libérale-conservatrice ne sera pas facile à convaincre). Il n’est donc
pas sûr que la taxe française soit réellement mise en application.
Quoi qu’il en soit, le coup médiatique a porté et c’était bien le but
de la manœuvre. Après le sauvetage de la City pour 850 milliards de
livres d’argent public, le retour des profits bancaires et
l’auto-versement par les banquiers de bonus de plusieurs milliards
passaient mal auprès des contribuables britanniques. Selon le
gouvernement de Londres, plus de 5 000 banquiers de la City auraient dû toucher
des bonus supérieurs à 1 million de livres au titre de l’année 2009. En
France, même si les chiffres sont moins bien connus, on sait déjà que
les grandes banques françaises ont prévu de lourdes provisions pour
rémunérer leurs traders, à l’exemple de la BNP qui prévoit de verser
près d’un milliards d’euros en rémunérations variables aux responsables
de ses salles de marché. Notons qu’aux Etats-Unis, où le total des
bonus devrait se monter à 140 milliards de dollars (soit une moyenne de
plus de 140 000 dollar par employé), aucune taxe n’est prévue. Mais il
paraît qu’Obama fronce les sourcils.
Le problème est que si le projet de taxe franco-britannique répond à
une attente légitime de l’opinion, il n’est absolument pas à la hauteur
de l’ambition affichée.
Premièrement, la taxe sera « exceptionnelle », donc temporaire, limitée
aux bonus versés en 2010. Il sera donc simple pour les banques de
reporter le versement des primes à l’année suivante. C’est la raison
pour laquelle le gouvernement britannique ne s’attend qu’à toucher 550
millions de livres au titre de ce prélèvement, alors que le volume des
bonus prévus auraient sans doute dépassé les 10 milliards sans la taxe.
Deuxièmement, cette taxe ne touchera que les rémunérations sous forme
de prime. Rien n’empêchera les banques de transformer les bonus en
salaires… et de faire varier ce salaire chaque année, une fois connue
les « performances » des traders. Le résultat sera exactement le même
que si les banques avaient versé des bonus, mais elles éviteront ainsi
de payer la taxe. En France, cette stratégie de contournement sera
d’autant plus simple que ces revenus bénéficieront de la protection du
bouclier fiscal.
Troisièmement, on peut noter que s’ils avaient vraiment voulu taxer et
réglementer les bonus, Brown et Sarkozy n’auraient pas signé deux mois
plus tôt l’accord du G20 de Pittsburg qui n’a abouti qu’à quelques
vagues recommandations liées à l’étalement des versements des bonus.
C’est à cette époque, lors de ce sommet, qu’il fallait parler de
taxation au lieu d’afficher un sourire béat et de courir après une
photo avec le président américain.
Mais le plus grave c’est surtout que taxer les bonus ne résoudra pas la
question. En effet, le problème posé par ces rémunérations n’est pas
lié à l’immoralité des sommes en jeu, mais surtout au fait qu’elles ne
font qu’encourager une activité économique dangereuse, dont le coût est
toujours supporté par la collectivité. Est-ce qu’on rémunère un
chauffard qui conduit à 150 dans une rue piétonne en plein centre ville
? Est-ce que taxer sa prime de vitesse résoudra le problème ? Ce n’est
pas une taxe qu’il faut pour les bonus bancaires, c’est une
interdiction. Et ce n’est pas avec un manuel de bonne conduite qu’on va
réguler les salles de marché, mais avec une re-règlementation sérieuse
susceptible d’instaurer une police, des contraintes, et un code de la
route strict qui évitera que les futurs dérapages de quelques banquiers
nuisent à l’ensemble de la société.
Enfin, rien de tout cela ne sera possible tant qu’on laissera les
banques faire des profits totalement déconnectés de leurs véritables
contributions économiques. Le système financier actuel fonctionne comme
une gigantesque pompe aspirante qui siphonne toutes les richesses de
l’économie réelle. Il est urgent d’y mettre un terme. Et s’il est trop
compliqué de changer immédiatement tout le moteur de l’économie
contemporaine, le moins que l’on puisse faire c’est de taxer les
profits bancaires, comme la commission des finances de l’Assemblée
l’avait proposé et comme nous l’avions écrit dernièrement. L’économiste
Frédéric Lordon propose depuis des années l’instauration d’un taux de
profit financier maximal, mesure qui pourrait empêcher le secteur
financier de sombrer périodiquement sous sa propre rapacité en
emportant le reste de l’économie avec lui. Hélas, le gouvernement s’est
déjà opposé à ce type de taxe et il y a fort à parier que si taxation
des bonus il y a (ce qui n’est pas encore fait), ce sera surtout pour
masquer l’absence de vraie mesure sur toutes les questions importantes.