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11 août 2009

La crise et les socialistes vus par Lordon

Lordon_Crise_de_tropEn cette période estivale où il fait bon s'allonger sur une chaise longue pour lire 2-3 livres utiles, voici quelques extraits du chapitre introductif du dernier livre de Frédéric Lordon. Les responsables socialistes devraient commencer à se pencher sur ce genre de contenu...

"La chose nommée par habitude, ou plutôt par charité, "opposition" cherche en vain comment faire oublier le parfait à-propos historique qui l'a conduite à célébrer par déclaration de principes interposée le "marché" au moment où le capitalisme libéralisé partait en morceaux. [...] Le cas des syndicats de "négociation" n'est hélàs guère plus brillant, comme l'ateste l'inconstant mot d'ordre attaché aux manifestations du 29 janvier, qui ne manque certes pas d'éléments intéressants mais n'offre aucune cohérence d'ensemble, et par suite ne dessine aucun projet politique.

C'est à ce moment précis que la catalyse explosive révèle tous ses périls, car une colère sans objectif explicite et sans débouché anticipés est une force errante dont nul ne sait ce qu'elle peut produire - et celle-ci est gigantesque. Ici, pas de réforme à retirer, pas de ministre à démissionner, même pas une politique d'ensemble à remplacer - en tout cas au sens du "remplacement" socialiste. Et surtout: nulle part sur l'échiquier politique un homme ou un parti "en position" ayant perçu le rendez-vous de l'histoire. Seul le corps social, par la force extraordinaire de son rejet, signifie clairement que le monde doit changer, mais nul ne semble l'entendre et il lui manque la face constructive de son exaspération.

Il n'y a pas trente-six solutions pour sortir de cette redoutable impasse - en fait il n'y en a qu'une: mettre en place de la plus explicite des manières une "nouvelle donne" à l'agenda politique. [...] Mise en question de la libéralisation financière, opérée en France par le socialisme de gouvernement. Mise en question des formes de la concurrence, imposée via la construction européenne et défendues aux cris de "protectionnisme" et de "guerre", rendus synonymes puisque, selon une logique qui avait déjà servi avec le traité constitutionnel, c'est leur dernier argument: "le monde tel qu'il est" ou bien "la guerre"... Or ce sont les deux contraintes, celle de la finance qui exige la rentabilité actionnariale et celle de la concurrence qui veut la compétitivité-prix, qui ont écrasé les salaires et fait exploser les inégalités. De celles-ci la droite se moque ouvertement; la "gauche" socialiste, elle, les déplore à chaudes larmes mais sans rien vouloir changer aux causes qui les produisent.

[...] Il arrive paradoxalement que plus de précision naisse d'un mot en moins. Ne plus faire suivre "crise" de l'épithète "financière" qu'on lui accole d'habitude est une manière précisément de signifier... que la crise n'est pas simplement financière. [...] Car tous les efforts de diversion et de restriction peinent maintenant à cacher que cette crise n'a rien d'une "crise de finance autonome", qu'elle est nait fondamentalement dans l'économie réelle, pour y retourner avec la force d'un choc récessionniste appelé à faire date. Cette origine réelle, c'est l'insuffisance des salaires.

[...] Evidemment, le Parti socialiste en appelle à la relace des salaires, mais sans rien vouloir de ses conditions de possibilité. [...] Il faudra bien qu'un jour les faux culs de la justice sociale connectent ce qui doit l'être et, s'ils veulent être pris au sérieux dans leur déploration des inégalités, mettent au centre de leur projet la transformation des structures qui les réengendrent continûment: d'une part la présence écrasante du capital actionnarial et l'entière liberté de mouvement qui lui permet d'asseoir som emprise sur les entreprises cotées, de l'autre la concurrence parfaite avec la terre entière, autorisations de délocalisation comprises - bref, l'Europe dans sa forme actuelle, prolongée en OMC et AGCS.

Aucune de ces deux servitudes n'est indépassable. A la première il est impossible d'opposer la contre-force de la loi fiscale, et de plafonner la rémunération actionarial totale. [...] La seconde appelle le renversement des interdits "concurrentialistes" et la réouverture d'un débat sur la nature du régime souhaitable des échanges internationaux, débat dont le degré de verrouillage, eût-il été observé n'importe où ailleurs, aurait suscité sans coup férir l'évocation à voix tremblante des infâmes dictatures d'outre-Mur ("heureusement tombées"). On l'a compris, il s'agit là de la question du "protectionnisme", question si mal construite, mot si parfaitement inepte qu'on lui laissera des guillemets de commisération, avant de l'oublier complètement (chapitre 6).

[...] A la vérité, c'est bien là le programme minimal, en deçà duquel gouvernements et aspirants risquent bientôt de ne pas comprendre ce qui leur arrive."


Frédéric Lordon, "La crise de trop, reconstruction d'un monde failli", Extraits du chapitre introductif, Fayard 2009

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