La crise et les socialistes vus par Lordon
En cette période estivale où il fait
bon s'allonger sur une chaise longue pour lire 2-3 livres utiles, voici
quelques extraits du chapitre introductif du dernier livre de Frédéric Lordon. Les responsables socialistes devraient commencer à se pencher sur ce genre de contenu...
"La
chose nommée par habitude, ou plutôt par charité, "opposition" cherche
en vain comment faire oublier le parfait à-propos historique qui l'a
conduite à célébrer par déclaration de principes interposée le "marché"
au moment où le capitalisme libéralisé partait en morceaux. [...] Le
cas des syndicats de "négociation" n'est hélàs guère plus brillant,
comme l'ateste l'inconstant mot d'ordre attaché aux manifestations du
29 janvier, qui ne
manque certes pas d'éléments intéressants mais n'offre aucune cohérence
d'ensemble, et par suite ne dessine aucun projet politique.
C'est
à ce moment précis que la catalyse explosive révèle tous ses périls,
car une colère sans objectif explicite et sans débouché anticipés est
une force errante dont nul ne sait ce qu'elle peut produire - et
celle-ci est gigantesque. Ici, pas de réforme à retirer, pas de
ministre à démissionner, même pas une politique d'ensemble à remplacer
- en tout cas au sens du "remplacement" socialiste. Et surtout: nulle
part sur l'échiquier politique un homme ou un parti "en position" ayant
perçu le rendez-vous de l'histoire. Seul le corps social, par la force
extraordinaire de son rejet, signifie clairement que le monde doit
changer, mais nul ne semble l'entendre et il lui manque la face
constructive de son exaspération.
Il n'y a pas trente-six
solutions pour sortir de cette redoutable impasse - en fait il n'y en a
qu'une: mettre en place de la plus explicite des manières une "nouvelle
donne" à l'agenda politique. [...] Mise en question de la
libéralisation financière, opérée en France par le socialisme de
gouvernement. Mise en question des formes de la concurrence, imposée
via la construction européenne et défendues aux cris de
"protectionnisme" et de "guerre", rendus synonymes puisque, selon une
logique qui avait déjà servi avec le traité constitutionnel, c'est leur
dernier argument: "le monde tel qu'il est" ou bien "la guerre"... Or ce
sont les deux contraintes, celle de la finance qui exige la rentabilité
actionnariale et celle de la concurrence qui veut la
compétitivité-prix, qui ont écrasé les salaires et fait exploser les
inégalités. De celles-ci la droite se moque ouvertement; la "gauche"
socialiste, elle, les déplore à chaudes larmes mais sans rien vouloir
changer aux causes qui les produisent.
[...] Il arrive
paradoxalement que plus de précision naisse d'un mot en moins. Ne plus
faire suivre "crise" de l'épithète "financière" qu'on lui accole
d'habitude est une manière précisément de signifier... que la crise
n'est pas simplement financière. [...] Car tous les efforts de
diversion et de restriction peinent maintenant à cacher que cette crise
n'a rien d'une "crise de finance autonome", qu'elle est nait
fondamentalement dans l'économie réelle, pour y retourner avec la force
d'un choc récessionniste appelé à faire date. Cette origine réelle,
c'est l'insuffisance des salaires.
[...] Evidemment, le Parti
socialiste en appelle à la relace des salaires, mais sans rien vouloir
de ses conditions de possibilité. [...] Il faudra bien qu'un jour les
faux culs de la justice sociale connectent ce qui doit l'être et, s'ils
veulent être pris au sérieux dans leur déploration des inégalités,
mettent au centre de leur projet la transformation des structures qui
les réengendrent continûment: d'une part la présence écrasante du
capital actionnarial et l'entière liberté de mouvement qui lui permet
d'asseoir som emprise sur les entreprises cotées, de l'autre la
concurrence parfaite avec la terre entière, autorisations de
délocalisation comprises - bref, l'Europe dans sa forme actuelle,
prolongée en OMC et AGCS.
Aucune de ces deux servitudes n'est
indépassable. A la première il est impossible d'opposer la contre-force
de la loi fiscale, et de plafonner la rémunération actionarial totale.
[...] La seconde appelle le renversement des interdits
"concurrentialistes" et la réouverture d'un débat sur la nature du
régime souhaitable des échanges internationaux, débat dont le degré de
verrouillage, eût-il été observé n'importe où ailleurs, aurait suscité
sans coup férir l'évocation à voix tremblante des infâmes dictatures
d'outre-Mur ("heureusement tombées"). On l'a compris, il s'agit là de
la question du "protectionnisme", question si mal construite, mot si
parfaitement inepte qu'on lui laissera des guillemets de commisération,
avant de l'oublier complètement (chapitre 6).
[...] A la vérité,
c'est bien là le programme minimal, en deçà duquel gouvernements et
aspirants risquent bientôt de ne pas comprendre ce qui leur arrive."
Frédéric Lordon, "La crise de trop, reconstruction d'un monde failli", Extraits du chapitre introductif, Fayard 2009